« Il y a eu une grande sécheresse dans le pays de Kiao Tchou. Les hommes souffraient de la soif, plantes et animaux commençaient à périr ; on fit alors appel à tous les techniciens et à tous les magiciens capables de faire revenir la pluie, et avec elle la vie ; Il y eut des coups de canon, des explosions de dynamite, mais aussi des processions, des incantations et toutes sortes de cérémonies censées faire venir la pluie. Mais dans le ciel : rien, nulle ébauche du moindre nuage.
On se souvint alors d’un vieil homme du pays voisin qu’on appelait « le faiseur de pluie », sans trop y croire on l’invita dans le pays de Kiao Tchou, réputé pour ses savants, ses ingénieurs, ses techniciens, mais aussi ses sorciers, ses moines, ses religieux et autres hommes de pouvoirs.
Quand le vieil homme arriva dans le pays de Kiao Tchou, il semblait avoir du mal à respirer, il se boucha le nez comme si l’air diffusait une mauvaise odeur ; on l’invita au palais et on mit à sa disposition toutes sortes d’instruments, de produits et de techniciens, qui dans les temps passés suffisaient à faire venir la pluie. Il refusa tout ce qu’on lui proposait et demanda seulement qu’on le laisse seul et tranquille dans une petite cabane un peu à l’écart, il s’occuperait lui-même de sa soupe et de ses lentilles.
Pendant trois jours, le vieil homme resta enfermé dans cette cabane, silencieux, sans doute immobile ; nul ne put savoir ce qu’il « faisait ».
Au soir du troisième jour, on vit apparaître un premier nuage ; le quatrième jour la pluie commença à tomber…
Les paysans étaient dans la joie ; les savants, les ingénieurs, les sorciers et les religieux étaient dans l’étonnement : qu’a-t-il fait pour réussir ainsi, là où nous avons échoué ?, il ne semble pas avoir utilisé de moyens visibles et puissants.
Ils lui demandaient tous : « Qu’avez-vous fait ? » Le vieil homme répondit humblement, regardant la terre : « je n’ai rien fait ».
Mais que s’est-il passé alors ? Le vieil homme répondit « Je viens d’un pays où les choses, les animaux, les humains sont en ordre avec la nature et en harmonie avec le Tao. Quand je suis arrivé dans votre pays, j’ai eu du mal à respirer, l’air sentait mauvais, comme si dans votre pays les choses, les animaux et les humains n’étaient pas en ordre avec la nature et ne vivait pas en harmonie avec le Tao. Je me suis senti comme contaminé, il m’a fallu trois jours de silence et de solitude pour me remettre en ordre avec la nature et en harmonie avec le Tao. Quand on est en paix, c’est-à-dire en ordre avec la nature et en harmonie avec le Tao, ce qui doit arriver, arrive.
La sécheresse appelle la pluie, c’est de nouveau l’harmonie des contraires, l’alternance des opposés, on entre dans la danse, dans ce mouvement de la Vie qui se donne, que vous appelez Dieu et que j’appelle le Tao. »
On retrouve des histoires ou des témoignages semblables à celle du faiseur de pluie de Kiao Tchou dans de nombreuses traditions, chamaniques bien sûr, mais aussi chrétiennes. Sainte Gertrude, la grande abbesse bénédictine, était capable par sa prière d’influencer le temps : d’innombrables récits racontent qu’elle éloignait les grêles, les orages ou les gelées dévastatrices de son monastère et des environs. D’après les prières qui lui sont attribuées, on voit qu’elle ne désirait pas imposer sa pensée personnelle à Dieu, mais seulement attirer son attention sur les faits, ce qui signifie qu’elle essayait de se mettre dans un état de complète harmonie avec l’Être infini. Elle ne se troublera pas, qu’il y ait réponse à sa prière ou qu’il n’y en ait pas ; l’important c’est d’être en paix, et dans cette paix qui est harmonie avec soi-même, avec les autres, avec la nature et avec le principe de tout ce qui vit et respire, « ce qui doit arriver arrive », ce sont là des faits et souvent attestés, sans qu’on puisse rationnellement les expliquer : l’harmonie intérieure (être un avec le Tao) d’un individu peut influencer le monde extérieur ; le monde est Un (Unus Mundus), la matière et l’esprit, la nature et l’homme, l’intérieur et l’extérieur ne sont pas séparés. C’est également un écho de la doctrine de l’interdépendance de toutes choses qu’on trouve dans le bouddhisme et de l’Interrelation, ou Uni Trinité au cœur de l’Être, dans le christianisme ; n’est-ce pas la même chose dans l’Islam ?
Le faiseur de pluie est sans doute avant tout un faiseur de paix. Dans un pays où il y a la guerre, avec toutes ses conséquences ( sécheresse, famine, destruction des champs et des récoltes, mais encore bien d’autres maux), le faiseur de paix a besoin d’un endroit tranquille où il puisse rétablir, d’abord en lui-même, l’harmonie avec son ombre, la violence qui lui est propre, mais aussi l’ombre et la violence de l’autre, échos de l’ombre et de la violence qu’on trouve dans la nature, mais qu’on peut aussi, quand on remonte à la Source, trouver même en Dieu ; comme le dit le prophète Isaïe dans la Bible : « Je fais la lumière et je fais la ténèbre, je crée le bien et je crée le mal, Moi, je suis le Seigneur, je fais toutes ces choses. »[1]
Être en paix ou en harmonie avec cet Être-là, c’est être en paix avec les contraires, les opposés qui nous agitent et agitent le monde ; refuser cette alternance des contraires, s’enfermer dans les conflits, choisir le bien contre le mal, le mal contre le bien, ne fait qu’accentuer les déchirements.
Il est sans doute nécessaire de se tenir en retrait pour affronter son ombre (personnelle, collective, cosmique, divine ou transcendante) trois jours ou davantage. Les trois jours symbolisent les trois pas ( trépas) que l’on doit faire à travers les trois mondes -enfer, terre, ciel- pour parvenir à la paix libératrice. Si on reste à un niveau anthropologique, Il s’agit de s’approcher de l’intégration des trois composantes essentielles de l’être humain : la tête, le cœur, le ventre, faire la paix entre ces trois-là : l’intellectuel, l’affectif et le vital, il s’agit bien de « faire la paix » c’est une action, un engagement.
La paix est un acte mais, paradoxalement, c’est aussi un « non agir » : le « wu wei », « l’agir sans agir » des taoïstes « par lequel « il n’est rien qui ne se fasse ».
« Trouve la paix intérieure et une multitude sera sauvée à tes côtés. » Cette paix dont parle Séraphim Sarov n’est pas seulement à trouver, mais à « faire », et on la fait lorsqu’on se laisse faire ou trouver par elle, c’est-à-dire lorsqu’on s’accepte totalement avec ses ombres et ses lumières, lorsqu’on accueille le dragon et l’agneau qui nous habitent : « Tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé. »
C’est lorsqu’on assume totalement ce qu’on est, qu’il n’y a plus en nous que « Oui », Amen, à ce qui est : dans cette non-dualité qui est harmonie des contraires, quelque chose se passe, une paix « efficace » aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.
L’espace qui est à l’intérieur de la cabane, (ou de la kellia du cœur) c’est l’espace qui remplit tout l’univers.
Nous avons besoin d’espaces où l’on « fait la paix », où l’on accueille le monde « tel qu’il est » afin d’aller plus profond que tous les troubles et souffrances qui le dévastent, être en harmonie avec cet « obscur et lumineux silence » de la Vie qui va…
Cet « agir sans agir », est un autre nom pour dire la compassion, force insoupçonnée de transformation, force invincible et vulnérable de l’humble amour.
Bien sûr nous ne sommes pas tous des « faiseurs de pluie » ; « de grands tisserands » ou faiseurs de paix, mais peut-être pouvons-nous commencer par un temps de retraite, qui demandera à être nourri par la suite d’un enseignement et d’une pratique légère et sérieuse. C’est le premier pas qui compte. Si « Sainte Vie la Tuderrière » et d’autres lieux peuvent être des espaces propices à ces premiers pas, nous en serions heureux…